Samedi 23 juin 2012, de 9h30 à 17h, en salle R20 (bâtiment Recherche), ENS de Lyon (15, parvis René Descartes, 69007 Lyon, métro Debourg)
Contact : equipeacae (a) ens-lyon.fr
9h30 - 12h30 : Atelier de lecture
Voir les textes présentés et mis en ligne
14h - 17h : Table ronde avec les collectifs féministes des Ens de Lyon et d’Ulm
Les réactions à ces publications, notamment dans les commentaires sur le site Rue 89 et par l’intermédiaire d’une pétition initiée par des étudiant-es de l’ENS d’Ulm niant cette représentation de leur établissement, mettent en jeu des mécanismes à la fois communs et spécifiques de dénégation1 des oppressions vécues par les groupes minorisés. Communs puisque qu’ils consistent d’abord en une contestation de l’expérience faite par les domin-ées, de leur parole et de leur légitimité et en une réduction, dans le meilleur des cas, du caractère structurel de la domination à une dimension ponctuelle et exceptionnelle. C’est le cas en particulier dans le cadre des activités étudiantes festives, dont le caractère festif présenté par la direction même de l’établissement comme s’inscrivant dans une tradition étudiante « paillarde »2] est censé expliquer sinon justifier des manquements à une éthique collective, corporatiste, qui serait par ailleurs respectée par tou-tes. On touche là au second aspect de la dénégation, plus spécifique à l’institution en question, l’ENS d’Ulm : ce qui semble motiver en grande partie la dénégation, c’est une conception idéologique corporatiste partant du principe que les acteurs/trices considéré-es comme principaux/ales de l’institution, les enseignant-es et étudiant-es, ne peuvent prendre part comme les autres actrices et acteurs sociaux aux mécanismes sociaux de domination. L’ensemble de cette institution, en tant que lieu de formation élitiste et de production de savoirs universitaires, semble conçue comme étant en dehors des rapports sociaux, épargnée par leur violence intrinsèque. On comprend mieux la valeur d’une des stratégies de défense choisie par certain-es étudiant-es (responsables des journaux étudiants et des manifestations festives) directement mis en cause par les textes du collectif féministe : attribuant la responsabilité de certaines violences à des membres extérieurs à l’institution (« des étudiants d’une autre école, d’une école d’ingénieurs », « des gens qu’on ne connaissait pas »3 , etc.), ils/elles sauvegardent l’unité corporatiste tout en reconnaissant d’ailleurs, à moindre frais, l’existence des faits dénoncés.
Il semble pertinent de mettre en perspective l’action du collectif féministe d’Ulm et ses répercussions immédiates avec une histoire courte, sur la période 2000-2012, des luttes féministes dans les contextes universitaires en France.
Depuis les années 2000, des collectifs se définissant comme féministes ou anti-sexistes travaillent à la visibilisation des formes de l’oppression en particulier celle liée au genre dans l’enseignement supérieur. On peut notamment mentionner la création en 2000 du collectif CLASHES (Collectif de Lutte Anti-Sexiste et contre le Harcèlement dans l’Enseignement Supérieur), premier collectif depuis une vingtaine d’année à se donner pour objectif la visibilisation des violences sexistes dans les lieux d’enseignement supérieur4 . Contrairement à ce que l’on pouvait observer pendant les périodes précédentes, ces collectifs sont le plus souvent autonomes par rapport aux organisations syndicales étudiantes et/ou salariées présentes dans les mêmes lieux d’enseignement et concentrent leur action sur les manifestations de la domination relative au genre, laissant de côté certains aspects de l’activité syndicale au sens traditionnel du terme (participation aux instances intercatégorielles de gestion des établissements supérieurs, etc.).
Si ces collectifs diffèrent par les modes d’actions choisis, faisant par exemple de la prise en charge institutionnelle des violences et discriminations liées aux rapports de domination un objectif plus ou moins central de leur action5 , il est intéressant de constater que tous font le constat de formes d’invisibilisation et de dénégation des mécanismes de domination spécifiques aux lieux d’enseignement supérieur. Ainsi, les auteures de l’article « Contre le harcèlement et les violences sexuelles dans l’enseignement supérieur : quelles réponses politiques et institutionnelles »6 , membres du collectif CLASHES, résument ainsi les motivations de leur action, ayant consisté, entre autres, à lancer en janvier 2002 une pétition contre le harcèlement sexuel dans l’enseignement supérieur : « (i)l s’agissait avant tout de briser un tabou, en réaffirmant que l’enseignement supérieur n’est pas un îlot de pures relations intellectuelles où ne joueraient pas les rapports de domination à l’œuvre dans l’ensemble du monde social. » Dans ce même texte, les auteures, en soulignant l’absence quasi totale de prise en charge institutionnelle du harcèlement et des violences sexuelles dans les établissements d’enseignement supérieur nous permettent d’avoir un aperçu des formes concrètes prises par la dénégation idéologique des dominations : ainsi soulignent-elle que la « prévention » autour de ces questions est « aujourd’hui inexistante ». Elles précisent que, si à l’initiative du CLASHES Lyon, « l’université Lyon II et III ainsi que la mairie de Lyon ont accepté de publier une page d’information sur le harcèlement au sein de leur guide étudiants 2002-2003 », cela n’a pas été le cas de « l’Ecole Normale Supérieure Lettres et Sciences Humaines. »7 . Dans la hiérarchie actuelle des lieux d’enseignement supérieur, le plus haut degré de conscience de soi élitiste collective implique-t-il un degré plus avancé encore de dénégation de l’existence de rapports de domination violents au sein des espaces sociaux universitaires ?
L’exemple de l’action menée par le collectif CLASHES est intéressant parce qu’il souligne que, de manière plus générale, l’action des collectifs féministes organisés dans les lieux d’enseignement supérieur ne se contente pas d’identifier l’université et les grandes écoles comme des lieux de reproduction des hiérarchies sociales et des rapports sociaux de domination (ce que prétend nier l’idéologie méritocratique républicaine, comme l’a montré la sociologie bourdieusienne8) mais les identifient comme des lieux où s’exercent un pouvoir concret, quotidien, potentiellement violent et plus ou moins subi par les individus selon leur assignation sociale et leur place dans la hiérarchie universitaire, ce que prétend nier, cette fois, l’idéal pédagogique et la fiction de collégialité démocratique universitaires. Impossible, dès lors, de se contenter d’analyser et de déplorer l’existence de mécanismes généraux d’exclusion de certaines catégories de la population du système scolaire9 , il s’agit de s’interroger de manière directe sur l’ensemble des pratiques de domination actuelles au sein de l’institution, qui à la fois sont en partie la conséquence du rôle social joué par cette institution scolaire et en garantissent l’efficacité.
Comme l’a d’ailleurs souligné Eric Fassin dans un article « Actualité du harcèlement sexuel » paru dans le journal Libération en février 2002 en soutien à l’action du collectif CLASHES, le mouvement de visibilisation et de lutte contre les pratiques de domination à l’université n’est venu ni de l’institution ni d’enseignant-es chercheurs/euses spécialisé-es en études de genre ou en sociologie des dominations ni même des organisations syndicales mais bien d’une auto-organisation des étudian-tes et enseignant-es précaires (doctorant-es, personnes bénéficiant de contrats courts, etc.), dans une position de vulnérabilité importante et dans un rapport direct aux expériences discriminatoires.
En tant qu’étudiantes, enseignantes en contrat court, et militantes du collectif féministe de l’ENS de Lyon, il nous semble bien qu’une partie de notre activité militante comme celle des collectifs équivalents au nôtre consiste à identifier, décrire et analyser collectivement nos expériences de domin-ées et l’ensemble des pratiques de domination (discriminatoires, nous assignant à des identités dévalorisées, etc.) dans un établissement d’enseignement supérieur. Ce faisant, il s’agissait donc d’apporter une réponse pratique à leur absence de prise en compte sur le plan institutionnel et par les organisations syndicales étudiantes ou non, elles-mêmes traversées par des logiques équivalentes10 , et à une absence de réflexivité critique à tous les niveaux (personnel, collectif, scientifique) de la communauté universitaire sur ses propres pratiques. L’action de notre collectif féministe s’inscrivant elle-même dans un cadre syndical, elle consiste ainsi notamment à instaurer un rapport de force au sein même de l’action syndicale en y combattant ces logiques qui la traversent, et en tentant de redéfinir (avec plus ou moins de succès) les cadres et les objectifs de l’action syndicale.
Dans ce contexte, nous avons choisi d’organiser, avec les camarades du collectif féministe d’Ulm et le laboratoire junior ACAE, une journée de réflexion autour du thème « La formation et la culture des « élites » intellectuelles à l’épreuve de la critique féministe. Analyse des rapports de domination et leur invisibilisation à l’université ». Les objectifs de cette journée sont à la fois 1) faire le bilan d’actions féministes menées sur des sites d’enseignement supérieur, 2) partager nos expériences des dominations et nos stratégies de lutte et 3) produire des outils d’analyse critiques et se donner des perspectives d’action.
Nous reprenons ici le terme de dénégation employé et défini par Coline Cardi, Delhine Naudier et Geneviève Pruvost dans « Les rapports sociaux de sexe à l’université : au cœur d’une triple dénégation », L’Homme et la société, 2005/4 n°158, p.49-73
« Sexisme, homophobie, racisme… ou paillardise à Normal Sup ? », Rue 89, 9 janvier 2012 [URL : http://www.rue89.com/2012/01/09/sexisme-homophobie-racisme-ou-paillardise-normale-sup-228142
Commentaires publiés à la suite de l’article « Sexisme, homophobie, racisme… ou paillardise à Normal Sup ? », op. cit.
La montée en puissance dans les années 1970 d’un mouvement féministe auto-organisé a donné lieu à la création de collectifs féministes liés ou non à des organisations syndicales et politiques dans les lieux d’enseignement supérieur. Dans les années 1980/1990, les modifications internes au mouvement féministe et le reflux de certaines pratiques (organisation de collectifs non-mixtes sur les lieux de travail) ont entraîné la quasi disparition de ces groupes.
Par exemple, le CLASHES demande une prise en charge par l’institution universitaire de la prévention des violences sexistes et du harcèlement sexuel, notamment par la diffusion d’ « une information complète et précise sur la politique, à la fois européenne, nationale et de l’établissement lui-même, en manière de lutte contre le harcèlement et les violences sexuels » (Cf. référence de l’article ci-dessous, en note 6), mais aussi par la création de cellules d’accueil et d’accompagnement des personnes victimes de ces violences sur les sites d’enseignement supérieur. D’autres collectifs, comme le nôtre, s’attachent plutôt à la création de groupes de parole et de réflexion visant à rendre possible la prise en charge collective, par les femmes elles-mêmes, des expériences de la domination, sans recours systématique aux solutions proposées par l’institution (dans des instances telles que le Conseil d’Administration, le Conseil des Etudes et de la Vie Etudiante ou encore le conseil de discipline).
Laure Bereni, Eléonore Lépinard, Marylène Lieber pour CLASHES, « Contre le harcèlement et les violences sexuelles dans l’enseignement supérieur : quelles réponses politiques et institutionnelles ? », NQF vol. 22 n°1/2003
Laure Bereni, Eléonore Lépinard, Marylène Lieber pour CLASHES, « Contre le harcèlement et les violences sexuelles dans l’enseignement supérieur : quelles réponses politiques et institutionnelles ? », op. cit.
Voir notamment Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, Les Héritiers, les étudiants et la culture, Les Editions de Minuit, collection Le sens commun, 1964 et Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, La Reproduction, Les Editions de Minuit, collection Le sens commun, 1970.
« Sans doute, au niveau de l’enseignement supérieur, l’inégalité initiale des diverses couches sociales devant l’Ecole apparaît d’abord dans le fait qu’elles y sont très inégalement représentées. Encore faudrait-il observer que la part des étudiants originaires des diverses classes ne reflète qu’incomplètement l’inégalité scolaire, les catégories sociales les plus représentées dans l’enseignement supérieur étant en même temps les moins représentées dans la population active. Un calcul approximatif des chances d’accéder à l’Université selon la profession du père fait apparaître que celles-ci vont de moins d’une chance sur cent pour les fils de salariés agricoles à près de soixante-dix pour les fils d’industriels et à plus de quatre-vingts pour les fils de membres des professions libérales. Cette statistique montre à l’évidence que le système scolaire opère, objectivement, une élimination d’autant plus totale que l’on va vers les classes les plus défavorisées. Mais on aperçoit plus rarement certaines formes plus cachées de l’inégalité devant l’Ecole comme la relégation des enfants des classes inférieures et moyennes dans certaines disciplines et le retard ou le piétinement dans les études. », Pierre Bourdieu, Jean-Claude Passeron, Les Héritiers, op. cit., p.11-12
Voir Filleule Olivier, Roux Patricia (dir.), Le sexe du militantisme, Paris, Presses de Sciences Po, 2009