ACAE
 

Actualité des concepts d’aliénation et d’émancipation

Une actualité scientifique et éditoriale significative

Ce projet s’appuie sur un pre­mier cons­tat, celui du renou­veau de l’acti­vité scien­ti­fi­que, notam­ment en phi­lo­so­phie et en socio­lo­gie, autour des concepts d’alié­na­tion et d’émancipation. En France, une actua­lité éditoriale consé­quente témoi­gne de ce renou­veau, enga­geant la remise en jeu et la redé­fi­ni­tion de ces concepts qui, après une période de grand succès cri­ti­que dans les années 1960-1970, sem­blaient tombés en désué­tude dans le champ des scien­ces humai­nes et socia­les. On peut ainsi signa­ler la paru­tion récente de deux ouvra­ges de Stéphane Haber, L’Aliénation. Vie sociale et expé­rience de la dépos­ses­sion en 2007 et L’Homme dépos­sédé. Une tra­di­tion cri­ti­que, de Marx à Honneth en 2009, qui, tout en pre­nant acte de la longue his­toire du concept d’alié­na­tion, en pro­po­sent une actua­li­sa­tion théo­ri­que per­met­tant de refon­der son effi­ca­cité cri­ti­que et ses usages pos­si­bles. Le tra­vail de Stéphane Haber ne cons­ti­tue pas un cas isolé puisqu’il s’ins­crit dans le domaine de la phi­lo­so­phie sociale dont les concepts d’alié­na­tion et d’émancipation sont deux outils théo­ri­ques essen­tiels . Mais le retour de ces concepts ne se mani­feste pas seu­le­ment dans le cadre de tra­vaux spé­cia­li­sés, exclu­si­ve­ment consa­crés à l’un ou à l’autre : ainsi, le der­nier ouvrage du socio­lo­gue Luc Boltanski, inti­tulé De la cri­ti­que, est sous-titré Précis de socio­lo­gie de l’émancipation ; si le concept d’émancipation n’est pas l’objet pre­mier de l’ouvrage, il est tou­te­fois sol­li­cité pour défi­nir le type de fonc­tion cri­ti­que et d’effets pra­ti­ques que l’auteur attri­bue à la socio­lo­gie.

Aussi dif­fé­rents soient-ils, les récents tra­vaux de Stéphane Haber et de Luc Boltanski s’ins­cri­vent dans un contexte iden­ti­que, qui paraît expli­quer en partie l’inté­rêt renou­velé pour les concepts d’alié­na­tion et d’émancipation : celui d’une mise en ques­tion, inté­rieure ou exté­rieure aux lieux d’ensei­gne­ment et de recher­che, des scien­ces humai­nes et socia­les notam­ment dans leur capa­cité à arti­cu­ler leurs dis­cours, pra­ti­ques et objec­tifs aux évolutions économiques, socia­les et poli­ti­ques du reste de la société. Choisir d’inter­ro­ger l’actua­lité des concepts d’alié­na­tion et d’émancipation revient alors à pren­dre au sérieux la ques­tion de l’uti­lité des scien­ces humai­nes et socia­les, de leurs fonc­tions pos­si­bles dans la société. Haber sou­li­gne dans Aliénation. Vie sociale et expé­rience de la dépos­ses­sion que le concept d’alié­na­tion, en dépit de sa dis­pa­ri­tion des tra­vaux uni­ver­si­tai­res à partir des années 80, n’a jamais cessé d’être uti­lisé dans d’autres dis­cours : dans le dis­cours mili­tant ou, plus lar­ge­ment, poli­ti­que et, sur­tout, dans le dis­cours quo­ti­dien et commun per­met­tant d’expri­mer un avis cri­ti­que sur l’état des indi­vi­dus dans les socié­tés contem­po­rai­nes. La mobi­lité d’un concept comme celui d’alié­na­tion, c’est-à-dire sa capa­cité à passer d’une forme de dis­cours cri­ti­que à une autre tout en conser­vant une effi­ca­cité des­crip­tive, permet de penser un cer­tain nombre de rap­ports : entre savoir spé­cia­lisé et savoir non spé­cia­lisé, entre l’acti­vité cri­ti­que telle qu’elle est com­prise par l’ensei­gnant ou le cher­cheur et les formes de cri­ti­ques socia­les, entre élaboration des savoirs cri­ti­ques et pra­ti­ques socia­les contes­ta­tai­res. Les objec­tifs et les moyens que s’est donnés la phi­lo­so­phie sociale ces der­niè­res années ont servi de modèle à l’élaboration de ce projet : ainsi, l’ambi­tion de forger des « concepts cri­ti­ques » , c’est-à-dire des concepts opé­ra­toi­res pour décrire et com­pren­dre des situa­tions socia­les spé­ci­fi­ques mais aussi pour enga­ger des actions cri­ti­ques à l’égard de ces situa­tions, nous a paru per­ti­nente. Nous avons de ce fait voulu ins­crire le projet propre à ce labo­ra­toire junior dans le champ qu’a com­mencé à défi­nir la phi­lo­so­phie sociale, celui d’une cri­ti­que sociale où l’acti­vité uni­ver­si­taire est une pra­ti­que cri­ti­que parmi d’autres, aux­quel­les il est impé­ra­tif qu’elle s’arti­cule. Dans la lignée du type de tra­vaux enga­gés par Haber, ce projet vise donc à poser les ques­tions sui­van­tes : à tra­vers la prise en charge de concepts comme ceux d’alié­na­tion ou d’émancipation, la pro­duc­tion de savoirs spé­cia­li­sés peut-elle s’arti­cu­ler aux autres formes de savoirs cri­ti­ques pré­sents dans nos socié­tés contem­po­rai­nes ? Et si oui, de quelle manière et à quel­les condi­tions ?

Aliénation et émancipation : pourquoi former ce couple notionnel ?

Si les concepts d’alié­na­tion et d’émancipation ont en commun la mobi­lité et l’his­toire cri­ti­que que nous venons de rap­pe­ler, leur rela­tion n’en reste pas moins impen­sée. On est cepen­dant tenté de les asso­cier, l’un, le fait d’être aliéné, c’est-à-dire le fait d’être privé de tout ou d’une partie de sa capa­cité de penser et d’agir, parais­sant être le strict opposé de l’autre, le fait d’être émancipé dési­gnant alors l’état de l’indi­vidu ayant échappé à toute forme d’assu­jet­tis­se­ment (sociale, poli­ti­que ou encore psy­cho­lo­gi­que). Si, hormis dans le cadre de cette asso­cia­tion cou­rante fondée sur des défi­ni­tions très sim­ples, l’arti­cu­la­tion entre les deux concepts n’est pas réa­li­sée, c’est qu’ils sem­blent ren­voyer à des plans et à des cultu­res cri­ti­ques bien dif­fé­ren­ciés.

Ainsi, le terme « émancipation » situe la ques­tion de l’auto­no­mie de l’indi­vidu d’abord sur le plan juri­di­que et légal, en dési­gnant l’affran­chis­se­ment d’un indi­vidu consi­déré comme mineur (c’est-à-dire dépourvu de l’entiè­reté de ses droits) vis-à-vis d’une tutelle. L’ori­gine juri­di­que de la signi­fi­ca­tion du terme expli­que en grande partie le type d’emplois qui lui ont été réser­vés : dans le champ des scien­ces humai­nes et socia­les, le concept d’émancipation est sur­tout uti­lisé pour dési­gner les mou­ve­ments contes­ta­tai­res des mino­ri­tés, à savoir des popu­la­tions dont l’oppres­sion s’est long­temps mani­fes­tée par un statut juri­di­que dis­tinct et pri­va­tif de liber­tés (par exem­ple, les popu­la­tions noires des Amériques, juives d’Europe de l’Est, les femmes). A l’inverse, le terme « alié­na­tion » entend décrire une situa­tion géné­rale : la tra­di­tion hégé­la­nio-marxienne puis franc­for­toise décrit à l’aide de ce terme la dépos­ses­sion de lui-même, par des méca­nis­mes objec­tifs économiques, sociaux, cultu­rels et poli­ti­ques, que subit l’indi­vidu. Le concept d’alié­na­tion semble alors devoir trou­ver son appli­ca­tion dans le champ de la cri­ti­que du tra­vail et des socié­tés de consom­ma­tion capi­ta­lis­tes.

Ce bref rappel des grands traits défi­ni­tion­nels pro­pres aux deux concepts permet de com­pren­dre que leur usage ait donné lieu au déve­lop­pe­ment de cultu­res cri­ti­ques dis­tinc­tes. L’objec­tif des prin­ci­pa­les théo­ries de l’émancipation peut se résu­mer ainsi : il s’agit de défi­nir les condi­tions et les stra­té­gies ren­dant pos­si­ble le détour­ne­ment et la sub­ver­sion des normes socio­cultu­rel­les, ins­ti­tu­tion­nel­les et poli­ti­ques par les indi­vi­dus ou les grou­pes, au profit d’une trans­for­ma­tion ou d’une redé­fi­ni­tion posi­ti­ves d’eux-mêmes. Ainsi, la théo­rie Queer telle que la for­ma­lise Judith Butler (1990), celle du les­bia­nisme radi­cal tel qu’elle est défi­nie par Monique Wittig (1992) ou encore les pen­sées de l’éducation émancipatrice telles qu’elles sont impul­sées par John Dewey (1975) et Ivan Illich (1971) ou décri­tes par Jacques Rancière (1987) pen­sent des alter­na­ti­ves, les unes au sys­tème lan­ga­gier hété­ro­normé, les autres aux sys­tè­mes sco­lai­res ins­ti­tu­tion­na­li­sés, qui puis­sent per­met­tre aux indi­vi­dus ou grou­pes d’indi­vi­dus de déve­lop­per leurs poten­tia­li­tés ou capa­ci­tés pro­pres. Les théo­ries de l’alié­na­tion ne sem­blent pas inté­grer ces dimen­sions expé­ri­men­ta­les et pro­gram­ma­ti­ques, sur les­quel­les elles font sou­vent porter une double cri­ti­que – celle d’un idéa­lisme et d’une ambi­tion pres­crip­tive incom­pa­ti­bles avec l’ancrage maté­ria­liste de la réflexion sur l’alié­na­tion. Qu’elles se can­ton­nent au monde du tra­vail (dans le cas de la socio­lo­gie empi­ri­que bri­tan­ni­que et amé­ri­caine par exem­ple) ou qu’elles pren­nent en charge une cri­ti­que géné­rale des socié­tés de consom­ma­tion comme le font les phi­lo­so­phes et socio­lo­gues de l’Ecole de Francfort (Adorno et Marcuse notam­ment), les théo­ries de l’alié­na­tion s’atta­chent avant tout à décrire les méca­nis­mes et les formes de l’alié­na­tion, ainsi que leurs effets sur les indi­vi­dus.

Ce projet ne pré­tend pas passer outre les lignes d’oppo­si­tion que nous venons de des­si­ner mais vou­drait inter­ro­ger la pos­si­bi­lité d’une mise en rap­ports de ces champs théo­ri­ques, pour plu­sieurs rai­sons.

Le projet de trou­ver des points d’arti­cu­la­tion entre pen­sées de l’alié­na­tion et de l’émancipation nous paraît cor­res­pon­dre au moment scien­ti­fi­que actuel dans lequel se trouve la recher­che sur ces notions et à ses enjeux : il nous semble que le tra­vail de Stéphane Haber sur l’alié­na­tion met effi­ca­ce­ment l’accent sur l’urgence qu’il y a pour des théo­ries de l’alié­na­tion ou des dis­cours cri­ti­ques s’en ins­pi­rant à pren­dre en compte les évolutions his­to­ri­ques (dif­fu­sion déter­mi­nante du modèle de la contes­ta­tion par les mino­ri­tés, reva­lo­ri­sa­tion des luttes loca­les et cri­ti­que du sala­riat) et épistémologiques (montée en puis­sance de la cri­ti­que anti­na­tu­ra­liste) pour retrou­ver une effi­ca­cité cri­ti­que et redé­fi­nir leur appa­reil notion­nel. Autrement dit, à un moment où les concepts d’alié­na­tion et d’émancipation connais­sent un renou­veau cri­ti­que, ce labo­ra­toire junior se pro­pose d’inter­ro­ger les condi­tions de ce renou­vel­le­ment théo­ri­que à partir de l’hypo­thèse sui­vante : les pen­sées de l’alié­na­tion et de l’émancipation gagne­raient à trou­ver un ter­rain cri­ti­que commun, de manière à réaf­fir­mer à la fois leur effi­ca­cité scien­ti­fi­que et leur fonc­tion de cri­ti­que sociale.