On peut résumer ainsi la critique commune adressée par Althusser et Foucault au concept d’aliénation : ce concept porterait en lui l’idée que, dans le processus de dépossession subi par le sujet aliéné, une nature humaine préexistante, déjà constituée, serait perdue ; en d’autres termes, toute théorie de l’aliénation serait alors une forme d’essentialisme. De cette critique fondamentale , ceux qui utilisent aujourd’hui le concept d’aliénation font un point de départ, ouvrant ainsi des possibilités nouvelles de mise en rapports entre les théories de l’aliénation et des concepts issus des théories dites antinaturalistes et antiessentialistes. Si le concept d’émancipation semble intuitivement plus proche de ces dernières et donc moins suspect d’essentialisme, il n’a pas non plus échappé à la critique foucaldienne ou à celle produite par les féministes anticolonialistes ayant contribué à fonder les subaltern studies : à la simplification univoque de l’émancipation comprise comme processus ou projet, ces critiques proposent de substituer un concept d’émancipation compris à partir de la multiplicité des pratiques émancipatrices, des cultures minoritaires et des modes de vie contestataires.
Ce premier axe de recherche, et plus généralement ce projet de recherche en lui-même, trouvent en partie leur origine dans un constat partagé par les membres de l’équipe « Actualité des concepts d’aliénation et d’émancipation » : dans un premier temps, la plupart d’entre nous avons abordé le concept d’aliénation, et les textes critiques (récents ou non) en traitant, munis d’une culture théorique très réservée à l’égard de ce concept (Butler, Deleuze, Foucault, la culture marxiste althussérienne de l’émancipation ouvrière, les théories féministes française et américaine, etc.). Le prisme de cette culture théorique nous amené à la fois à formuler quelques interrogations sur certains aspects fondamentaux des théories de l’aliénation, en particulier sur l’utilisation de concepts normatifs comme celui de « vie bonne », de « nature » humaine ou même de « besoins » fondamentaux dans les différents discours sur l’aliénation.
sur le concept de « vie bonne » : quel contenu donner à ce concept que l’on retrouve très souvent, de manière plus ou moins précise, dans les textes théoriques portant sur le concept d’aliénation ? Est-il nécessaire à la mise en place d’une critique sociale utilisant le concept d’aliénation ?
sur la référence à la « nature » et aux « besoins fondamentaux » dans les théories de l’aliénation : les questions à poser nous semblent en grande partie équivalente à celles posées sur l’usage du concept de « vie bonne ».
Ce que nous souhaitons indiquer en formulant ces quelques interrogations, c’est une des directions importantes de notre recherche, à savoir que la théorie de l’aliénation nous semble pouvoir se confronter et peut-être s’articuler aux pensées antinaturalistes et antiessentialiste à partir de quelques points fondamentaux : la réflexion sur la norme et la normalité, la remise en cause (très suggestive dans le but d’une redéfinition de ces notions) des notions de nature et de besoins mais aussi la réflexion sur la manière de définir un horizon normatif positif (comme celui de « vie bonne ») pour fonder une critique et des luttes sociales.
La question qui sert de fil directeur à ce deuxième point est la suivante : qu’est-ce qu’une théorie de l’aliénation peut apporter à la compréhension des rapports de domination ? Si l’on prend pour point départ une définition renouvelée et dynamique du concept d’aliénation, comme type de rapport à soi et au monde résultant de la rencontre d’un environnement social insatisfaisant et produisant un double sentiment d’altérité (à soi, au monde) , on aperçoit alors que ce concept pourrait permettre de penser conjointement les mécanismes sociaux de la domination et leurs conséquences subjectives en terme d’altération du rapport à soi et au monde. Voici deux exemples du type de travaux que nous envisageons de mener :
à partir (notamment) des travaux de Christophe Dejours (2002, 2009), Helena Hirata (2002) et Danièle Kergoat (1982), nous interrogerons les usages possibles du concept d’aliénation dans le cadre d’une critique féministe des rapports de domination femmes/hommes.
un enjeu commun à une théorie de l’aliénation renouvelée et à la pensée féministe en général nous semble tenir dans la réflexion sur la redéfinition des rapports entre privé et public, entre vie intime et vie professionnelle (Delphy, 2008) (Dejours, 2009) (Renault, 2006) (Spivak, 2009).
La sociolinguistique a ses termes propres pour analyser les rapports de domination à l’oeuvre dans et par le langage. Mais si l’on peut aujourd’hui parler en termes de conflit linguistique ou de processus de substitution linguistique, c’est en grande partie grâce aux travaux qui, dans les années 1960-1980, ont pensé le contact des langues comme symptôme de phénomènes d’aliénation plus larges (Boyer, 1991). Que ce soit du point de vue de la genèse de la langue (Gobard, 1976), ou des langues minoritaires (Lafont, 1989), la notion d’aliénation linguistique a toujours été pensée comme solidaire des processus d’aliénation sociale, économique, politique ou plus généralement colonialiste. C’est cet usage de la notion d’aliénation comme paradigme commun dans la description des rapports de domination au sein de la société que nous voudrions interroger. La focalisation actuelle, en domaine francophone, sur la question des créoles nous semble révélatrice d’une difficulté à penser les formes d’une émancipation linguistique. Le débat entre créolité (Chamoiseau et Confiant ; 1993) et créolisation (Glissant, 1996) met en jeu le problème de la construction d’une identité linguistique et de l’impensé naturaliste de nombreuses théories de l’émancipation linguistique. De plus, la comparaison entre auteurs créoles, qui s’appuient sur une dichotomie langue écrit / langue orale (Ludwig, 1994), et auteurs occitans, qui adossent à cette même dichotomie le prestige d’une langue littéraire « perdue », permet de mettre en évidence les données fondamentales d’une émancipation linguistique en domaine français.
Il est intéressant de noter que, contrairement à toute attente, le concept d’émancipation a subi la même critique que celui d’aliénation de la part de Foucault : selon lui, la compréhension de l’émancipation comme processus de libération tend aussi à entériner une vision de l’homme comme possédant une « nature » ou un « fond » qui serait retrouvé à l’issue de ce processus. Dans « L’Ethique du souci de soi comme pratique de liberté » , Foucault substitue à cette appréhension une définition de l’émancipation comme ensemble des pratiques permettant collectivement de définir et de redéfinir en permanence les « formes acceptables de (l’)existence » . Foucault clarifie ainsi les implications sociales et politiques du concept de « pratiques de soi » qu’il est en train de développer. Plusieurs questions nous paraissent se poser si l’on utilise la redéfinition foucaldienne du concept d’émancipation : comment définir, à partir de la pensée même de Foucault, ce critère de l’acceptable et de l’inacceptable mis en jeu par les pratiques d’émancipation ? Quelles ressemblances et différences entretient-il avec celui de « vie bonne » sollicité par certaines théories de l’aliénation ? A quelles pratiques contemporaines pourrait correspondre la description foucaldienne ? Dans cette perspective, on s’interrogera par exemple sur certains aspects de la culture Queer (travestissements, transformations, etc.).
Cette deuxième perspective de travail nous paraît fondamentale parce qu’elle permet de mettre en cause précisément le diagnostic d’inactualité et d’inefficacité critique qui a été formulé à l’encontre des concepts d’aliénation et d’émancipation. Il s’agit en effet de formuler les hypothèses et questions suivantes :
l’apparition de nouvelles formes de travail et d’exclusion depuis un peu plus d’une trentaine d’années dans les sociétés industrielles peut justifier le renouveau de l’usage du concept d’aliénation. Il s’agit, en d’autres termes, d’apporter des éléments de réponse à la question suivante : comment le concept d’aliénation trouve-t-il sa place dans des discours critiques et des actions sociales qui font le diagnostic des altérations subjectives conséquentes à l’évolution récente des structures socio-économiques ?
ce premier questionnement nous semble devoir s’articuler impérativement à un autre : à quelles formes de pratiques émancipatrices ce renouveau de la théorie de l’aliénation peut-il donner lieu ? Autrement dit, à quelles possibilités d’actions transformatrices de l’ordre social ouvre le discours critique réemployant le concept d’aliénation ? On touche là à un aspect fondamental du projet propre au laboratoire junior « Actualité des concepts d’aliénation et d’émancipation » : identifier et peut-être participer à produire des formes ou des pratiques de critique sociale assumant un objectif émancipateur strictement défini à partir du constat et de la description des formes contemporaines de l’aliénation.
Les questions qui animent ce premier axe sont les suivantes : comment rendre compte des expériences sociales négatives contemporaines ? Les concepts mobilisés actuellement par un pan de la critique sociale (ceux de souffrance ou d’invisibilité par exemple) s’articulent-ils à une théorie de l’aliénation ? Et si oui, de quelle manière ?
A partir des travaux de C. Dejours (1998, 2009) et E. Renault (2008), nous aimerions interroger la fonction d’une théorie de l’aliénation dans des discours critiques accordant une place centrale au concept de souffrance. Par exemple, dans un article intitulé « Aliénation et clinique du travail » (2006), C. Dejours a posé les bases d’une réflexion s’interrogeant sur la contribution possible de la clinique du travail à l’élaboration du concept d’aliénation : les perspectives qu’il y propose sur le rapport entre aliénation et servitude volontaire nous paraissent originales et propres à nourrir une réflexion nuancée sur ces concepts.
De la même manière, à partir des travaux d’O. Voirol (2005), nous aimerions interroger la fonction d’une théorie l’aliénation dans des discours critiques accordant une place centrale au concept d’invisibilité. En constituant ce projet de laboratoire junior, nous avons été intéressés en particulier par certains traits communs entre les travaux de C. Dejours, E. Renault et O. Voirol : bien que prenant en compte la question des rapports de domination, ces travaux tentent de décrire certains aspects de situations sociales insatisfaisantes par d’autres moyens, en insistant notamment le déni de reconnaissance, les formes de mépris social ou d’invisibilisation de certains groupes sociaux ou encore sur la destruction des liens sociaux structurants. La question que nous nous posons est alors la suivante : le concept d’aliénation pourrait-il être le plus à même de rendre compte de tous ces aspects d’une vie insatisfaisante ?
En croisant les approches de la sociologie, de la philosophie sociale et de la psychologie, nous aimerions mettre l’accent sur un point qui nous semblé insuffisamment traité dans les ouvrages de référence sur l’aliénation : quelle est la part du corps dans les expériences sociales négatives contemporaines ? Et, par conséquent, les théories de l’aliénation rendent-elles possible une thématisation et une compréhension originales du corps ?
La réflexion sur le concept d’émancipation n’est en pas au même point que celle sur l’aliénation, peut-être parce qu’on l’a cru plus limité, si on lui donne un sens trop exclusivement juridique, ou au contraire bien trop large, si on le taxe d’emblée d’utopisme idéaliste. Faire de la réflexion sur le concept d’aliénation un point de départ pour une redéfinition de celui d’émancipation nous semble intéressant pour éviter ces deux écueils : nous aimerions nous interroger sur la manière dont des projets et pratiques d’émancipation peuvent émerger à partir de situations d’aliénation. Ce qui implique de se poser plusieurs questions : toutes les formes de résistances à l’aliénation sont-elles nécessairement émancipatrices ? De quelles manières un discours de critique sociale portant sur l’aliénation peut-il se donner un projet émancipateur ? Le diagnostique de l’aliénation est-il pertinent et efficace pour fonder des projets et pratiques d’émancipation ou peut-il au contraire s’avérer inhibant pour l’action ?
Voici deux exemples des points que cet axe nous permettrait d’aborder :
Comment les psychologues, notamment ceux formés à la psychodynamique du travail, envisagent-ils leurs interventions dans les lieux de travail marqués par des événements violents, collectifs ou individuels (suicides, violences) ou leur pratique de consultation spécialisée sur les souffrances au travail ? Le terme d’émancipation peut-il caractériser un des aspects ou objectifs de ces pratiques ? Nous souhaitons envisager ces questions à partir des travaux de F. Bègue (2009) et M. Grenier-Peze (2008).
A partir notamment des récents travaux de S. Legrand et G. Sibertin-Blanc (2009) sur l’économie du savoir, et des expériences menées depuis une trentaine d’année par les promoteurs de la pédagogie des opprimés (Freire, 1983 [1968] ; McLaren, 1998), nous envisagerons la possibilité du renouvellement de la problématique de l’émancipation dans le domaine de l’éducation.
Avec ce dernier axe de recherche nous nous proposons d’interroger l’usage possible des concepts d’aliénation et d’émancipation, issus de la philosophie et des sciences sociales, dans des champs disciplinaires ayant peu l’habitude d’y avoir recours, tels que les études littéraires ou cinématographiques. Ces possibilités ont déjà été en partie explorées, notamment par Jacques Rancière (1981, 1987) ou Pierre Macherey (2009) qui ont pensé la manière dont la littérature et les pratiques artistiques littéraires (écriture, lecture) peuvent participer de projets émancipateurs. Il nous semble cependant que beaucoup de possibilités sont encore à explorer, pour plusieurs raisons : d’abord parce que la fonction de critique sociale des arts a surtout été pensée à partir de leurs possibles effets émancipateurs ; l’idée que les arts puissent prendre part, avec différentes formes de discours, à la formulation de diagnostiques critiques sur des situations sociales n’est souvent pris en compte que deux manières, toutes deux insatisfaisantes : on crédite parfois, a posteriori, des auteurs d’une lucidité prophétique sur des événements historiques (Kafka ou Münsch, par exemple) ou l’on range dans la catégorie de « littérature engagée » les œuvres portant témoignage d’une perspective politique de leur auteur sur la réalité. N’y a-t-il pas d’autres manières de rendre compte des projets et des effets critiques propres à certaines œuvres ? En quoi l’utilisation de concepts comme ceux d’aliénation et d’émancipation peuvent-ils nous aider à formuler de nouvelles hypothèses de recherche sur les rapports entre arts et société ? D’autre part, l’utilisation des concepts d’aliénation et d’émancipation pour produire un discours sur la littérature ou plus généralement sur des productions artistiques a connu un discrédit équivalent à celui rencontré dans les sciences sociales. On a notamment craint que l’usage de catégories forgées pour des décrire des situations et des processus sociaux implique un rapport réducteur, exclusivement sociologique, aux œuvres artistiques ou ne soit qu’un trompe-l’œil masquant le retour à de l’analyse biographique ou strictement historique. Bien qu’il soit important de prendre ces réserves, il nous semble qu’elles ont empêché que soient explorées toutes les possibilités offertes par des tentatives comme celles de Jacques Rancière ou de Pierre Bourdieu (1992). Par exemple, dans le cas des études littéraires, il est possible de mettre au jour une méthode d’analyse des textes littéraires commune aux quelques travaux que nous venons d’évoquer (aussi différents soient-ils) : il s’agit de considérer le texte littéraire d’abord comme le produit de pratiques artistiques, socialement et culturellement définies, et non à partir d’une poétique des genres. Utiliser des concepts tels que ceux d’aliénation et d’émancipation pour analyser des objets artistiques et proposer un discours sur l’art implique, en premier lieu, que l’on formalise et applique une méthode d’analyse, un modèle interprétatif spécifiques : rendre compte de cette méthode et de ce modèle, en définir les usages et les effets possibles sera donc un de nos objectifs premiers.
Depuis le début des années 1970, l’approche des productions artistiques en tant que faits sociaux s’est considérablement développée, dans de nombreux champs disciplinaires ; le domaine des études littéraires est à ce titre exemplaire : ainsi, des travaux de Lucien Goldmann (1964) au début des années 1960 à ceux de Pierre Bourdieu (1992) se met en place une réflexion sur le texte littéraire à partir de ses conditions de production, du statut social et politique de l’artiste et des relations du champ littéraire avec les institutions d’une société. Cette approche de la littérature a notamment permis que soient questionnées et réinvesties des notions comme celles de littérature mineure (Lahire, 2006), de genres mineurs (le polar, le conte) ou encore de littérature populaire et a ouvert la voie aux lectures produites par les études féministes, postcoloniales ou Queer.
Dans le domaine des études littéraires, nous prendrons pour point de départ les travaux de G.C. Spivak (2009) pour nous interroger sur la méthode et les effets spécifiques d’une lecture adoptant un point de vue à la fois féministe et propre aux études subalternes. L’intérêt du travail de G.C. Spivak tient notamment en ce qu’il articule en permanence deux aspects : la proposition d’interprétations nouvelles de textes littéraires à partir de catégories d’analyses issues de études féministes et subalternes et la réflexion sur l’activité interprétative elle-même, notamment telle qu’elle est pratiquée et enseignée dans l’institution scolaire. Nous voudrions donc interroger le modèle d’interprétation des textes littéraires proposés par G.C. Spivak en tant qu’il se donne aussi des objectifs politiques (en particulier par la remise en cause des représentations et des discours critiques dominants). La mise en jeu de perspectives féministes, postcoloniales et Queer est aussi très fréquente dans le domaine des études cinématographiques, qui sera notre second champ d’investigation. On pourra par exemple interroger la fonction de l’objectif d’empowerment (capacitation) dans le cinéma féministe français et américain des XXe et XXIe siècle ou encore proposer des analyses féministes de certains motifs (le viol, la violence exercée ou subie par les femmes) cinématographiques récurrents.
Les questionnements abordés dans cette dernière perspective seront les suivants : comment les productions artistiques peuvent-elles participer d’une critique sociale ? Les arts ont-ils des moyens spécifiques à apporter à un projet de critique sociale ?
A partir de la théorie esthétique adornienne et des échos qu’elle trouve notamment dans les travaux d’Axel Honneth (2006), on proposera de définir la fonction de critique sociale de la littérature comme « mise au jour ». Les auteurs abordés seront surtout ceux utilisés par Adorno (1984 1958), c’est-à-dire Balzac, Beckett, Kafka et Proust principalement.
En s’attachant à décrire les modalités nouvelles de critique en art contemporain, on verra quelles redéfinitions de la notion d’émancipation elles imposent. On pourra par exemple s’intéresser aux différences entre les pratiques artistiques féministes et postcoloniales contemporaines aux Etats-Unis (à travers l’exemple de Kara Walker) et celles datant des années 1970.