ACAE

Axe 1. Aliénation et émancipation : nouvelles possibilités critiques offertes par la redéfinition conjointe de ces concepts

On peut résu­mer ainsi la cri­ti­que com­mune adres­sée par Althusser et Foucault au concept d’alié­na­tion : ce concept por­te­rait en lui l’idée que, dans le pro­ces­sus de dépos­ses­sion subi par le sujet aliéné, une nature humaine préexis­tante, déjà cons­ti­tuée, serait perdue ; en d’autres termes, toute théo­rie de l’alié­na­tion serait alors une forme d’essen­tia­lisme. De cette cri­ti­que fon­da­men­tale , ceux qui uti­li­sent aujourd’hui le concept d’alié­na­tion font un point de départ, ouvrant ainsi des pos­si­bi­li­tés nou­vel­les de mise en rap­ports entre les théo­ries de l’alié­na­tion et des concepts issus des théo­ries dites anti­na­tu­ra­lis­tes et anties­sen­tia­lis­tes. Si le concept d’émancipation semble intui­ti­ve­ment plus proche de ces der­niè­res et donc moins sus­pect d’essen­tia­lisme, il n’a pas non plus échappé à la cri­ti­que fou­cal­dienne ou à celle pro­duite par les fémi­nis­tes anti­co­lo­nia­lis­tes ayant contri­bué à fonder les subal­tern stu­dies : à la sim­pli­fi­ca­tion uni­vo­que de l’émancipation com­prise comme pro­ces­sus ou projet, ces cri­ti­ques pro­po­sent de sub­sti­tuer un concept d’émancipation com­pris à partir de la mul­ti­pli­cité des pra­ti­ques émancipatrices, des cultu­res mino­ri­tai­res et des modes de vie contes­ta­tai­res.

1.1. « Vie bonne », « nature » et théorie des « besoins » : quelques aspects de la théorie de l’aliénation à l’épreuve de la pensée antinaturaliste et antiessentialiste

Ce pre­mier axe de recher­che, et plus géné­ra­le­ment ce projet de recher­che en lui-même, trou­vent en partie leur ori­gine dans un cons­tat par­tagé par les mem­bres de l’équipe « Actualité des concepts d’alié­na­tion et d’émancipation » : dans un pre­mier temps, la plu­part d’entre nous avons abordé le concept d’alié­na­tion, et les textes cri­ti­ques (récents ou non) en trai­tant, munis d’une culture théo­ri­que très réser­vée à l’égard de ce concept (Butler, Deleuze, Foucault, la culture marxiste althus­sé­rienne de l’émancipation ouvrière, les théo­ries fémi­nis­tes fran­çaise et amé­ri­caine, etc.). Le prisme de cette culture théo­ri­que nous amené à la fois à for­mu­ler quel­ques inter­ro­ga­tions sur cer­tains aspects fon­da­men­taux des théo­ries de l’alié­na­tion, en par­ti­cu­lier sur l’uti­li­sa­tion de concepts nor­ma­tifs comme celui de « vie bonne », de « nature » humaine ou même de « besoins » fon­da­men­taux dans les dif­fé­rents dis­cours sur l’alié­na­tion.
- sur le concept de « vie bonne » : quel contenu donner à ce concept que l’on retrouve très sou­vent, de manière plus ou moins pré­cise, dans les textes théo­ri­ques por­tant sur le concept d’alié­na­tion ? Est-il néces­saire à la mise en place d’une cri­ti­que sociale uti­li­sant le concept d’alié­na­tion ?
- sur la réfé­rence à la « nature » et aux « besoins fon­da­men­taux » dans les théo­ries de l’alié­na­tion : les ques­tions à poser nous sem­blent en grande partie équivalente à celles posées sur l’usage du concept de « vie bonne ». Ce que nous sou­hai­tons indi­quer en for­mu­lant ces quel­ques inter­ro­ga­tions, c’est une des direc­tions impor­tan­tes de notre recher­che, à savoir que la théo­rie de l’alié­na­tion nous semble pou­voir se confron­ter et peut-être s’arti­cu­ler aux pen­sées anti­na­tu­ra­lis­tes et anties­sen­tia­liste à partir de quel­ques points fon­da­men­taux : la réflexion sur la norme et la nor­ma­lité, la remise en cause (très sug­ges­tive dans le but d’une redé­fi­ni­tion de ces notions) des notions de nature et de besoins mais aussi la réflexion sur la manière de défi­nir un hori­zon nor­ma­tif posi­tif (comme celui de « vie bonne ») pour fonder une cri­ti­que et des luttes socia­les.

1.2. Aliénation et rapports de domination

La ques­tion qui sert de fil direc­teur à ce deuxième point est la sui­vante : qu’est-ce qu’une théo­rie de l’alié­na­tion peut appor­ter à la com­pré­hen­sion des rap­ports de domi­na­tion ? Si l’on prend pour point départ une défi­ni­tion renou­ve­lée et dyna­mi­que du concept d’alié­na­tion, comme type de rap­port à soi et au monde résul­tant de la ren­contre d’un envi­ron­ne­ment social insa­tis­fai­sant et pro­dui­sant un double sen­ti­ment d’alté­rité (à soi, au monde) , on aper­çoit alors que ce concept pour­rait per­met­tre de penser conjoin­te­ment les méca­nis­mes sociaux de la domi­na­tion et leurs consé­quen­ces sub­jec­ti­ves en terme d’alté­ra­tion du rap­port à soi et au monde. Voici deux exem­ples du type de tra­vaux que nous envi­sa­geons de mener :

Usages féministes du concept d’aliénation :

- à partir (notam­ment) des tra­vaux de Christophe Dejours (2002, 2009), Helena Hirata (2002) et Danièle Kergoat (1982), nous inter­ro­ge­rons les usages pos­si­bles du concept d’alié­na­tion dans le cadre d’une cri­ti­que fémi­niste des rap­ports de domi­na­tion femmes/hommes.
- un enjeu commun à une théo­rie de l’alié­na­tion renou­ve­lée et à la pensée fémi­niste en géné­ral nous semble tenir dans la réflexion sur la redé­fi­ni­tion des rap­ports entre privé et public, entre vie intime et vie pro­fes­sion­nelle (Delphy, 2008) (Dejours, 2009) (Renault, 2006) (Spivak, 2009).

Le concept d’aliénation utilisé dans le cadre d’une analyse des langues et des cultures minoritaires

La socio­lin­guis­ti­que a ses termes pro­pres pour ana­ly­ser les rap­ports de domi­na­tion à l’oeuvre dans et par le lan­gage. Mais si l’on peut aujourd’hui parler en termes de conflit lin­guis­ti­que ou de pro­ces­sus de sub­sti­tu­tion lin­guis­ti­que, c’est en grande partie grâce aux tra­vaux qui, dans les années 1960-1980, ont pensé le contact des lan­gues comme symp­tôme de phé­no­mè­nes d’alié­na­tion plus larges (Boyer, 1991). Que ce soit du point de vue de la genèse de la langue (Gobard, 1976), ou des lan­gues mino­ri­tai­res (Lafont, 1989), la notion d’alié­na­tion lin­guis­ti­que a tou­jours été pensée comme soli­daire des pro­ces­sus d’alié­na­tion sociale, économique, poli­ti­que ou plus géné­ra­le­ment colo­nia­liste. C’est cet usage de la notion d’alié­na­tion comme para­digme commun dans la des­crip­tion des rap­ports de domi­na­tion au sein de la société que nous vou­drions inter­ro­ger. La foca­li­sa­tion actuelle, en domaine fran­co­phone, sur la ques­tion des créo­les nous semble révé­la­trice d’une dif­fi­culté à penser les formes d’une émancipation lin­guis­ti­que. Le débat entre créo­lité (Chamoiseau et Confiant ; 1993) et créo­li­sa­tion (Glissant, 1996) met en jeu le pro­blème de la cons­truc­tion d’une iden­tité lin­guis­ti­que et de l’impensé natu­ra­liste de nom­breu­ses théo­ries de l’émancipation lin­guis­ti­que. De plus, la com­pa­rai­son entre auteurs créo­les, qui s’appuient sur une dicho­to­mie langue écrit / langue orale (Ludwig, 1994), et auteurs occi­tans, qui ados­sent à cette même dicho­to­mie le pres­tige d’une langue lit­té­raire « perdue », permet de mettre en évidence les don­nées fon­da­men­ta­les d’une émancipation lin­guis­ti­que en domaine fran­çais.

1.3. Emancipation et pratiques de soi : la perspective foucaldienne

Il est inté­res­sant de noter que, contrai­re­ment à toute attente, le concept d’émancipation a subi la même cri­ti­que que celui d’alié­na­tion de la part de Foucault : selon lui, la com­pré­hen­sion de l’émancipation comme pro­ces­sus de libé­ra­tion tend aussi à enté­ri­ner une vision de l’homme comme pos­sé­dant une « nature » ou un « fond » qui serait retrouvé à l’issue de ce pro­ces­sus. Dans « L’Ethique du souci de soi comme pra­ti­que de liberté » , Foucault sub­sti­tue à cette appré­hen­sion une défi­ni­tion de l’émancipation comme ensem­ble des pra­ti­ques per­met­tant col­lec­ti­ve­ment de défi­nir et de redé­fi­nir en per­ma­nence les « formes accep­ta­bles de (l’)exis­tence » . Foucault cla­ri­fie ainsi les impli­ca­tions socia­les et poli­ti­ques du concept de « pra­ti­ques de soi » qu’il est en train de déve­lop­per. Plusieurs ques­tions nous parais­sent se poser si l’on uti­lise la redé­fi­ni­tion fou­cal­dienne du concept d’émancipation : com­ment défi­nir, à partir de la pensée même de Foucault, ce cri­tère de l’accep­ta­ble et de l’inac­cep­ta­ble mis en jeu par les pra­ti­ques d’émancipation ? Quelles res­sem­blan­ces et dif­fé­ren­ces entre­tient-il avec celui de « vie bonne » sol­li­cité par cer­tai­nes théo­ries de l’alié­na­tion ? A quel­les pra­ti­ques contem­po­rai­nes pour­rait cor­res­pon­dre la des­crip­tion fou­cal­dienne ? Dans cette pers­pec­tive, on s’inter­ro­gera par exem­ple sur cer­tains aspects de la culture Queer (tra­ves­tis­se­ments, trans­for­ma­tions, etc.).

Axe 2. Formes contemporaines de la dépossession : nouveaux projets et nouvelles pratiques d’émancipation

Cette deuxième pers­pec­tive de tra­vail nous paraît fon­da­men­tale parce qu’elle permet de mettre en cause pré­ci­sé­ment le diag­nos­tic d’inac­tua­lité et d’inef­fi­ca­cité cri­ti­que qui a été for­mulé à l’encontre des concepts d’alié­na­tion et d’émancipation. Il s’agit en effet de for­mu­ler les hypo­thè­ses et ques­tions sui­van­tes :
- l’appa­ri­tion de nou­vel­les formes de tra­vail et d’exclu­sion depuis un peu plus d’une tren­taine d’années dans les socié­tés indus­triel­les peut jus­ti­fier le renou­veau de l’usage du concept d’alié­na­tion. Il s’agit, en d’autres termes, d’appor­ter des éléments de réponse à la ques­tion sui­vante : com­ment le concept d’alié­na­tion trouve-t-il sa place dans des dis­cours cri­ti­ques et des actions socia­les qui font le diag­nos­tic des alté­ra­tions sub­jec­ti­ves consé­quen­tes à l’évolution récente des struc­tu­res socio-économiques ?
- ce pre­mier ques­tion­ne­ment nous semble devoir s’arti­cu­ler impé­ra­ti­ve­ment à un autre : à quel­les formes de pra­ti­ques émancipatrices ce renou­veau de la théo­rie de l’alié­na­tion peut-il donner lieu ? Autrement dit, à quel­les pos­si­bi­li­tés d’actions trans­for­ma­tri­ces de l’ordre social ouvre le dis­cours cri­ti­que réem­ployant le concept d’alié­na­tion ? On touche là à un aspect fon­da­men­tal du projet propre au labo­ra­toire junior « Actualité des concepts d’alié­na­tion et d’émancipation » : iden­ti­fier et peut-être par­ti­ci­per à pro­duire des formes ou des pra­ti­ques de cri­ti­que sociale assu­mant un objec­tif émancipateur stric­te­ment défini à partir du cons­tat et de la des­crip­tion des formes contem­po­rai­nes de l’alié­na­tion.

2.1. Formes contemporaines de la dépossession

Les ques­tions qui ani­ment ce pre­mier axe sont les sui­van­tes : com­ment rendre compte des expé­rien­ces socia­les néga­ti­ves contem­po­rai­nes ? Les concepts mobi­li­sés actuel­le­ment par un pan de la cri­ti­que sociale (ceux de souf­france ou d’invi­si­bi­lité par exem­ple) s’arti­cu­lent-ils à une théo­rie de l’alié­na­tion ? Et si oui, de quelle manière ?

- Souffrances au travail, souffrances sociales

A partir des tra­vaux de C. Dejours (1998, 2009) et E. Renault (2008), nous aime­rions inter­ro­ger la fonc­tion d’une théo­rie de l’alié­na­tion dans des dis­cours cri­ti­ques accor­dant une place cen­trale au concept de souf­france. Par exem­ple, dans un arti­cle inti­tulé « Aliénation et cli­ni­que du tra­vail » (2006), C. Dejours a posé les bases d’une réflexion s’inter­ro­geant sur la contri­bu­tion pos­si­ble de la cli­ni­que du tra­vail à l’élaboration du concept d’alié­na­tion : les pers­pec­ti­ves qu’il y pro­pose sur le rap­port entre alié­na­tion et ser­vi­tude volon­taire nous parais­sent ori­gi­na­les et pro­pres à nour­rir une réflexion nuan­cée sur ces concepts.

- Invisibilité et aliénation

De la même manière, à partir des tra­vaux d’O. Voirol (2005), nous aime­rions inter­ro­ger la fonc­tion d’une théo­rie l’alié­na­tion dans des dis­cours cri­ti­ques accor­dant une place cen­trale au concept d’invi­si­bi­lité. En cons­ti­tuant ce projet de labo­ra­toire junior, nous avons été inté­res­sés en par­ti­cu­lier par cer­tains traits com­muns entre les tra­vaux de C. Dejours, E. Renault et O. Voirol : bien que pre­nant en compte la ques­tion des rap­ports de domi­na­tion, ces tra­vaux ten­tent de décrire cer­tains aspects de situa­tions socia­les insa­tis­fai­san­tes par d’autres moyens, en insis­tant notam­ment le déni de reconnais­sance, les formes de mépris social ou d’invi­si­bi­li­sa­tion de cer­tains grou­pes sociaux ou encore sur la des­truc­tion des liens sociaux struc­tu­rants. La ques­tion que nous nous posons est alors la sui­vante : le concept d’alié­na­tion pour­rait-il être le plus à même de rendre compte de tous ces aspects d’une vie insa­tis­fai­sante ?

- La question du corps dans les théories de l’aliénation

En croi­sant les appro­ches de la socio­lo­gie, de la phi­lo­so­phie sociale et de la psy­cho­lo­gie, nous aime­rions mettre l’accent sur un point qui nous semblé insuf­fi­sam­ment traité dans les ouvra­ges de réfé­rence sur l’alié­na­tion : quelle est la part du corps dans les expé­rien­ces socia­les néga­ti­ves contem­po­rai­nes ? Et, par consé­quent, les théo­ries de l’alié­na­tion ren­dent-elles pos­si­ble une thé­ma­ti­sa­tion et une com­pré­hen­sion ori­gi­na­les du corps ?

2.2. Nouveaux projets et pratiques d’émancipation

La réflexion sur le concept d’émancipation n’est en pas au même point que celle sur l’alié­na­tion, peut-être parce qu’on l’a cru plus limité, si on lui donne un sens trop exclu­si­ve­ment juri­di­que, ou au contraire bien trop large, si on le taxe d’emblée d’uto­pisme idéa­liste. Faire de la réflexion sur le concept d’alié­na­tion un point de départ pour une redé­fi­ni­tion de celui d’émancipation nous semble inté­res­sant pour éviter ces deux écueils : nous aime­rions nous inter­ro­ger sur la manière dont des pro­jets et pra­ti­ques d’émancipation peu­vent émerger à partir de situa­tions d’alié­na­tion. Ce qui impli­que de se poser plu­sieurs ques­tions : toutes les formes de résis­tan­ces à l’alié­na­tion sont-elles néces­sai­re­ment émancipatrices ? De quel­les maniè­res un dis­cours de cri­ti­que sociale por­tant sur l’alié­na­tion peut-il se donner un projet émancipateur ? Le diag­nos­ti­que de l’alié­na­tion est-il per­ti­nent et effi­cace pour fonder des pro­jets et pra­ti­ques d’émancipation ou peut-il au contraire s’avérer inhi­bant pour l’action ?

Voici deux exem­ples des points que cet axe nous per­met­trait d’abor­der :

- La psychodynamique du travail : poser la question de l’émancipation

Comment les psy­cho­lo­gues, notam­ment ceux formés à la psy­cho­dy­na­mi­que du tra­vail, envi­sa­gent-ils leurs inter­ven­tions dans les lieux de tra­vail mar­qués par des événements vio­lents, col­lec­tifs ou indi­vi­duels (sui­ci­des, vio­len­ces) ou leur pra­ti­que de consul­ta­tion spé­cia­li­sée sur les souf­fran­ces au tra­vail ? Le terme d’émancipation peut-il carac­té­ri­ser un des aspects ou objec­tifs de ces pra­ti­ques ? Nous sou­hai­tons envi­sa­ger ces ques­tions à partir des tra­vaux de F. Bègue (2009) et M. Grenier-Peze (2008).

- Emancipation et éducation

A partir notam­ment des récents tra­vaux de S. Legrand et G. Sibertin-Blanc (2009) sur l’économie du savoir, et des expé­rien­ces menées depuis une tren­taine d’année par les pro­mo­teurs de la péda­go­gie des oppri­més (Freire, 1983 [1968] ; McLaren, 1998), nous envi­sa­ge­rons la pos­si­bi­lité du renou­vel­le­ment de la pro­blé­ma­ti­que de l’émancipation dans le domaine de l’éducation.

Axe 3. Art et discours sur l’art : outils d’analyse et moyens de transformation ?

Avec ce der­nier axe de recher­che nous nous pro­po­sons d’inter­ro­ger l’usage pos­si­ble des concepts d’alié­na­tion et d’émancipation, issus de la phi­lo­so­phie et des scien­ces socia­les, dans des champs dis­ci­pli­nai­res ayant peu l’habi­tude d’y avoir recours, tels que les études lit­té­rai­res ou ciné­ma­to­gra­phi­ques. Ces pos­si­bi­li­tés ont déjà été en partie explo­rées, notam­ment par Jacques Rancière (1981, 1987) ou Pierre Macherey (2009) qui ont pensé la manière dont la lit­té­ra­ture et les pra­ti­ques artis­ti­ques lit­té­rai­res (écriture, lec­ture) peu­vent par­ti­ci­per de pro­jets émancipateurs. Il nous semble cepen­dant que beau­coup de pos­si­bi­li­tés sont encore à explo­rer, pour plu­sieurs rai­sons : d’abord parce que la fonc­tion de cri­ti­que sociale des arts a sur­tout été pensée à partir de leurs pos­si­bles effets émancipateurs ; l’idée que les arts puis­sent pren­dre part, avec dif­fé­ren­tes formes de dis­cours, à la for­mu­la­tion de diag­nos­ti­ques cri­ti­ques sur des situa­tions socia­les n’est sou­vent pris en compte que deux maniè­res, toutes deux insa­tis­fai­san­tes : on cré­dite par­fois, a pos­te­riori, des auteurs d’une luci­dité pro­phé­ti­que sur des événements his­to­ri­ques (Kafka ou Münsch, par exem­ple) ou l’on range dans la caté­go­rie de « lit­té­ra­ture enga­gée » les œuvres por­tant témoi­gnage d’une pers­pec­tive poli­ti­que de leur auteur sur la réa­lité. N’y a-t-il pas d’autres maniè­res de rendre compte des pro­jets et des effets cri­ti­ques pro­pres à cer­tai­nes œuvres ? En quoi l’uti­li­sa­tion de concepts comme ceux d’alié­na­tion et d’émancipation peu­vent-ils nous aider à for­mu­ler de nou­vel­les hypo­thè­ses de recher­che sur les rap­ports entre arts et société ? D’autre part, l’uti­li­sa­tion des concepts d’alié­na­tion et d’émancipation pour pro­duire un dis­cours sur la lit­té­ra­ture ou plus géné­ra­le­ment sur des pro­duc­tions artis­ti­ques a connu un dis­cré­dit équivalent à celui ren­contré dans les scien­ces socia­les. On a notam­ment craint que l’usage de caté­go­ries for­gées pour des décrire des situa­tions et des pro­ces­sus sociaux impli­que un rap­port réduc­teur, exclu­si­ve­ment socio­lo­gi­que, aux œuvres artis­ti­ques ou ne soit qu’un trompe-l’œil mas­quant le retour à de l’ana­lyse bio­gra­phi­que ou stric­te­ment his­to­ri­que. Bien qu’il soit impor­tant de pren­dre ces réser­ves, il nous semble qu’elles ont empê­ché que soient explo­rées toutes les pos­si­bi­li­tés offer­tes par des ten­ta­ti­ves comme celles de Jacques Rancière ou de Pierre Bourdieu (1992). Par exem­ple, dans le cas des études lit­té­rai­res, il est pos­si­ble de mettre au jour une méthode d’ana­lyse des textes lit­té­rai­res com­mune aux quel­ques tra­vaux que nous venons d’évoquer (aussi dif­fé­rents soient-ils) : il s’agit de consi­dé­rer le texte lit­té­raire d’abord comme le pro­duit de pra­ti­ques artis­ti­ques, socia­le­ment et cultu­rel­le­ment défi­nies, et non à partir d’une poé­ti­que des genres. Utiliser des concepts tels que ceux d’alié­na­tion et d’émancipation pour ana­ly­ser des objets artis­ti­ques et pro­po­ser un dis­cours sur l’art impli­que, en pre­mier lieu, que l’on for­ma­lise et appli­que une méthode d’ana­lyse, un modèle inter­pré­ta­tif spé­ci­fi­ques : rendre compte de cette méthode et de ce modèle, en défi­nir les usages et les effets pos­si­bles sera donc un de nos objec­tifs pre­miers.

3.1. Approche critique des arts : pratiques et institutions

- Lire et écrire : approcher le texte littéraire par ses conditions de production et les pratiques sociales qui y sont associés

Depuis le début des années 1970, l’appro­che des pro­duc­tions artis­ti­ques en tant que faits sociaux s’est consi­dé­ra­ble­ment déve­lop­pée, dans de nom­breux champs dis­ci­pli­nai­res ; le domaine des études lit­té­rai­res est à ce titre exem­plaire : ainsi, des tra­vaux de Lucien Goldmann (1964) au début des années 1960 à ceux de Pierre Bourdieu (1992) se met en place une réflexion sur le texte lit­té­raire à partir de ses condi­tions de pro­duc­tion, du statut social et poli­ti­que de l’artiste et des rela­tions du champ lit­té­raire avec les ins­ti­tu­tions d’une société. Cette appro­che de la lit­té­ra­ture a notam­ment permis que soient ques­tion­nées et réin­ves­ties des notions comme celles de lit­té­ra­ture mineure (Lahire, 2006), de genres mineurs (le polar, le conte) ou encore de lit­té­ra­ture popu­laire et a ouvert la voie aux lec­tu­res pro­dui­tes par les études fémi­nis­tes, post­co­lo­nia­les ou Queer.

- Les études culturelles, féministes et postcoloniales et les arts (cinéma et littérature)

Dans le domaine des études lit­té­rai­res, nous pren­drons pour point de départ les tra­vaux de G.C. Spivak (2009) pour nous inter­ro­ger sur la méthode et les effets spé­ci­fi­ques d’une lec­ture adop­tant un point de vue à la fois fémi­niste et propre aux études subal­ter­nes. L’inté­rêt du tra­vail de G.C. Spivak tient notam­ment en ce qu’il arti­cule en per­ma­nence deux aspects : la pro­po­si­tion d’inter­pré­ta­tions nou­vel­les de textes lit­té­rai­res à partir de caté­go­ries d’ana­ly­ses issues de études fémi­nis­tes et subal­ter­nes et la réflexion sur l’acti­vité inter­pré­ta­tive elle-même, notam­ment telle qu’elle est pra­ti­quée et ensei­gnée dans l’ins­ti­tu­tion sco­laire. Nous vou­drions donc inter­ro­ger le modèle d’inter­pré­ta­tion des textes lit­té­rai­res pro­po­sés par G.C. Spivak en tant qu’il se donne aussi des objec­tifs poli­ti­ques (en par­ti­cu­lier par la remise en cause des repré­sen­ta­tions et des dis­cours cri­ti­ques domi­nants). La mise en jeu de pers­pec­ti­ves fémi­nis­tes, post­co­lo­nia­les et Queer est aussi très fré­quente dans le domaine des études ciné­ma­to­gra­phi­ques, qui sera notre second champ d’inves­ti­ga­tion. On pourra par exem­ple inter­ro­ger la fonc­tion de l’objec­tif d’empo­wer­ment (capa­ci­ta­tion) dans le cinéma fémi­niste fran­çais et amé­ri­cain des XXe et XXIe siècle ou encore pro­po­ser des ana­ly­ses fémi­nis­tes de cer­tains motifs (le viol, la vio­lence exer­cée ou subie par les femmes) ciné­ma­to­gra­phi­ques récur­rents.

3.2. Arts et critique sociale

Les ques­tion­ne­ments abor­dés dans cette der­nière pers­pec­tive seront les sui­vants : com­ment les pro­duc­tions artis­ti­ques peu­vent-elles par­ti­ci­per d’une cri­ti­que sociale ? Les arts ont-ils des moyens spé­ci­fi­ques à appor­ter à un projet de cri­ti­que sociale ?

- La littérature comme « mise au jour »

A partir de la théo­rie esthé­ti­que ador­nienne et des échos qu’elle trouve notam­ment dans les tra­vaux d’Axel Honneth (2006), on pro­po­sera de défi­nir la fonc­tion de cri­ti­que sociale de la lit­té­ra­ture comme « mise au jour ». Les auteurs abor­dés seront sur­tout ceux uti­li­sés par Adorno (1984 1958), c’est-à-dire Balzac, Beckett, Kafka et Proust prin­ci­pa­le­ment.

- Formes de la contestation en art contemporain (arts plastiques, architecture)

En s’atta­chant à décrire les moda­li­tés nou­vel­les de cri­ti­que en art contem­po­rain, on verra quel­les redé­fi­ni­tions de la notion d’émancipation elles impo­sent. On pourra par exem­ple s’inté­res­ser aux dif­fé­ren­ces entre les pra­ti­ques artis­ti­ques fémi­nis­tes et post­co­lo­nia­les contem­po­rai­nes aux Etats-Unis (à tra­vers l’exem­ple de Kara Walker) et celles datant des années 1970.